Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Kraken

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Henri Plon (p. 393-395).
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Kraken. « C’est une tradition répandue dans les mers du Nord et sur les côtes de Norvège qu’on voit souvent des îles flottantes surgir au sein des vagues avec des arbres tout formés, aux rameaux desquels pendent des coquillages au lieu de feuilles, mais qui disparaissent au bout de quelques heures. Deber y fait allusion dans son livre intitulé Feroa reserata, et Harpelius dans son Mundus mirabilis, Torfœus dans son Histoire de la Norvège. Les gens du peuple et les matelots regardent ces îles comme les habitations sous-marines d’esprits malins, qui ne les font ainsi surnager que pour railler les navigateurs, confondre leurs calculs et multiplier les embarras de leur voyage. Le géographe Burœus avait placé sur sa carte une de ces îles merveilleuses qu’on appelait Gommer’s-Ore, et qui apparaît parmi les récifs en vue de Stokholm. Le baron Charles de Grippenheim raconte qu’il avait vainement cherché cette île en sondant la côte, lorsqu’un jour, tournant la tête par hasard, il distingua comme trois points de terre qui s’étaient tout à coup élevés sur la surface des flots. «Voilà sans doute la Gummer’s-Ore de Burœus ? demanda-t-il au pilote qui gouvernait sa chaloupe. — Je ne sais, répondit celui-ci ; mais soyez certain que ce que nous voyons pronostique une tempête ou une grande abondance de poisson. » Gummer’s-Ore n’est qu’un amas de récifs à fleur d’eau, où se tient volontiers le Sæ-trolden ou plutôt c’est le Sæ-trolden lui-même. »

En citant cette conversation, le savant baron ajoute que l’opinion du pilote lui parut plus vraisemblable que celle du géographe, et il l’adopta.

« Les pêcheurs norvégiens, dit Pontoppidan, affirment tous, et sans la moindre contradiction dans leurs récits, que, lorsqu’ils poussent au large à plusieurs milles, particulièrement pendant les jours les plus chauds de l’année, la mer semble tout à coup diminuer sous leurs barques, et s’ils jettent la sonde, au lieu de trouver quatre-vingts ou cent brasses de profondeur, il arrive souvent qu’ils en mesurent à peine trente : c’est un kraken qui s’interpose entre les bas-fonds et l’onde supérieure. Accoutumés à ce phénomène, les pêcheurs disposent leurs lignes, certains que là abonde le poisson, surtout la morue et la lingue, et ils les retirent richement chargées ; mais si la profondeur de l’eau va toujours diminuant, et si ce bas-fond accidentel et mobile remonte, les pêcheurs n’ont pas de temps à perdre : c’est le kraken qui se réveille, qui se meut, qui vient

 
Kraken
Kraken
 
respirer l’air et étendre ses larges bras au soleil. Les pêcheurs font alors force de rames, et quand, à une distance raisonnable, ils peuvent enfin se reposer avec sécurité, ils voient en effet le monstre qui couvre un espace d’un mille et demi de la partie supérieure de son dos.

» Les poissons surpris par son ascension, sautillent un moment dans les creux humides formés par les protubérances inégales de son enveloppe extérieure ; puis de cette masse flottante sortent des espèces de pointes ou de cornes luisantes, qui se déploient et se dressent, semblables à des mâts armés de leurs vergues : ce sont les bras du kraken, et telle est leur vigueur que s’ils saisissaient les cordages d’un vaisseau de ligne, ils le feraient infailliblement sombrer. Après être resté quelque temps sur les flots, le kraken redescend avec la même lenteur, et le danger n’est guère moindre pour le navire qui serait à sa portée, car en s’affaissant il déplace un tel volume d’eau, qu’il occasionne des tourbillons et des courants aussi terribles que ceux de la fameuse rivière Male.

» C’est évidemment du kraken que parle Olaüs Wormius sous le nom de hafgufe. Cet auteur dit aussi que son apparition sur l’eau ressemble plutôt à celle d’une île qu’à celle d’un animal, similiorem insulæ quam bestiæ, et il ajoute qu’on n’a jamais trouvé son cadavre, parce que le kraken doit vivre aussi longtemps que le monde, et qu’il n’est pas probable qu’aucun pouvoir ou instrument soit capable d’abréger violemment la vie d’un animal si monstrueux. Cependant, en 1680, un jeune kraken vint s’engager dans les eaux qui courent entre les récifs d’Altstahong ; il y périt misérablement. Comme ce corps immense remplissait à peu près tout le chenal, la putréfaction fut telle qu’on eut une crainte assez fondée que la peste ne vînt désoler le pays. L’assesseur consistorial de Bodœn, M. Friis, dressa un rapport de cet événement.

» Olaüs Magnus, dans son ouvrage De piscibus monstruosis ; Paulinus, dans ses Ephémérides des curiosités de la nature, et Bartholin, dans son Histoire anatomique, admettent également l’existence du kraken et le décrivent à peu près dans les mêmes termes que M. Wormius. Bartholin ajoute que l’évêque de Nidros, voyant cette île flottante apparaître sur les eaux, eut la pieuse idée de la consacrer immédiatement à Dieu, en y célébrant le sacrifice de la messe. Il y fit transporter et dresser un autel et officia lui-même. Soit hasard, soit miracle, le kraken resta immobile au soleil tout le temps que dura la cérémonie ; mais à peine l’évêque eut-il regagné le rivage, on vit l’île supposée se submerger elle-même et disparaître. Selon le même Bartholin, il n’y aurait que deux krakens, qui dateraient du commencement du monde et ne pourraient se multiplier. De peur que l’eau, la nourriture et l’espace ne vinssent à manquer à une race de pareils géants, Dieu, dans sa prévoyance, aurait mesuré avec une sage lenteur tous les mouvements du kraken, qui n’éprouverait les sentiments de la faim qu’une fois dans l’année. Sa digestion achevée, le monstre, dit encore Bartholin, laisse échapper ses excréments, qui répandent une odeur si suave que les poissons accourent pour s’en repaître ; mais lui, ouvrant une effroyable gueule, semblable à un golfe ou détroit, instar sinus aut freti, y aspire tous les malheureux poissons affriandés et pris au piège[1]. »


  1. M. Ferdinand Denis, Le monde enchanté.